Freinet, la rencontre de deux cultures
S’il y avait par-dessus, par-delà notre science formelle, une autre technique de vie...
- D’où venez-vous encore, Mathieu ?
- De Collongues... Une jambe cassée...
- Et vous avez fait le nécessaire ?
- Pourquoi pas ?...
A califourchon sur son ânesse, humble, résignée et pourtant solide et volontaire comme une énergique et tenace femme du peuple, l’homme rentrait au village. Ses jambes en se balançant mollement touchaient presque terre tandis que son buste s’inclinait de droite et de gauche, à la cadence de la marche, faisant corps avec le bât de la bête. C’était dimanche, au village, un dimanche de guerre. Mais ni la guerre ni la défaite ne montrent leur vrai visage là où l’eau coule comme elle a coulé pendant des millénaires, là où les feuillages verdissent, se parent de fleurs et de fruits comme ils l’ont fait éternellement, là où les vieilles maisons branlantes savent résister au temps, malgré leur décrépitude, ainsi que résisteraient des êtres qui auraient un rythme de vie plus long et plus lent que le nôtre et dont la vieillesse pourrait se prolonger pendant des siècles encore. . C’était un dimanche comme tant d’autres ; des jeunes filles, en toilettes claires, passaient sous les arbres, et leur chant ingénu montait comme un cantique. Des enfants turbulents jouaient à s’éclabousser en jetant de lourds cailloux dans l’eau bruissante du canal qui suit la route. Sur la place, des hommes, en manches de chemise, disputaient avec sérieux une partie de boules et une rangée de vieux, pipe au bec, leur faisaient comme une garde d’honneur.
- Quoi de nouveau, Mathieu ?
- Une jambe cassée, à Collongues... L’ânesse débouchait maintenant dans la ruelle. D’elle-même, elle s’arrêta car elle se savait au but. Se penchant sur le côté gauche, le cavalier mit pied à terre et d’une tape amicale, renvoya la bête vers l’écurie. Mme Mathieu sortait à l’instant même, portant dans un seau débordant le souper généreux du cochon qui grognait d’impatience.
- Gaston veut te voir.
- Quoi ?
- Une brebis qui s’est cassé la patte...
- Qu’il l’amène...
La soupe bouillait sur le poêle de fonte. Mathieu prit dans le placard une vaste écuelle de terre, y coupa du pain avec application, découvrit la marmite, renifla un instant, puis décrochant la louche qui pendait là tout près, arrosa son pain de méthodiques cuillerées de bouillon. Une ombre bouchant brusquement la lumière de la porte le fit se retourner : Gaston déposait sur le seuil une brebis qui vacillait sur ses trois pattes.
- Attends ! Ne soyons pas pressés ! Va chercher deux planchettes et de la ficelle !...
Assis à la table rustique, Mathieu mange bruyamment son assiettée de soupe, puis, la dernière bouchée avalée, il se dirige vers la bête blessée. De ses doigts subtils, il tâte longuement la jambe branlante, fait jouer l’articulation, éprouve le tronçon inférieur qui se balance comme s’il ne tenait à la patte que par une langue de peau et tout en mâchant sa dernière bouchée, il entre en besogne. Son attention se fait concentrée, ses doigts scrutent un espace de plus en plus réduit, se fixent en deux points précis de la patte malade. Alors, sa figure s’éclaire :
- C’est là... Tu vas voir les esquilles rentrer l’une dans l’autre et tout se remettre en place... Un petit mouvement très mesuré de la main droite fait courir un frémissement sous la peau... l’encastrement est réalisé.
- Les planches... Là... Attache...
La bête s’en va, sautillant sur ses trois pieds. Et comme s’il venait de faire un quelconque geste très naturel, familier, inclus dans ses habitudes quotidiennes, Mathieu se rassoit et continue son repas.
- Madame Long, qu’y a-t-il pour votre service ? La porte par où arrive une portion du jour qui éclaire la grande et basse cuisine, s’obscurcit à nouveau. Mais cette fois, ce n’est plus une lourde silhouette campagnarde, mais le minois soigné d’une dame à la mode, avec un soupçon de poudre sur les joues et un rien de rouge au bord des lèvres. Elle s’avance, comme hésitante, et confesse :
- Vous savez, je suis venue en cachette... Figurez-vous que je boîte... J’ai fait un effort... Le médecin m’a ordonné une pommade et des compresses mais je ne ressens aucune amélioration.
- Quelque chose de défait sans doute ?...
- Rien de grave, a affirmé le docteur... Compresses et repos... Mon mari, lui, a confiance, il me répète que le docteur sait ce qu’il dit et que j’ai tort de ne pas suivre ses prescriptions avec plus de persévérance.
- Peut-être, Madame...
- Tout le monde me conseille : « Allez donc voir Monsieur Mathieu !... » Mais vous savez, on nous a dit tellement de mal des rebouteux... des rebouteux en général... Oh ! pas de vous !... Et nous enseignons qu’on doit se méfier de leurs pratiques... Alors !...
Comme si tous ces arguments ne l’atteignaient nullement, Mathieu se contenta de commander :
- Donnez votre pied !... Léonie, apporte le plat avec de l’eau chaude !... Là, posez votre pied !... Et, de ces mêmes gestes naturels avec lesquels il soignait tout à l’heure la brebis blessée, il caresse maintenant le pied malade de la dame. On sent qu’il n’est point pressé. Le feu chantonne doucement ; une vapeur sifflotante s’échappe comme un souffle bruyant de la marmite qui bout. Les poules picorent sur le seuil de la porte ; elles « parlent » en attendant la poignée de grain coutumière. Les enfants, dans la rue, se passionnent à un ultime jeu. Mathieu est à l’unisson parfait de ce calme villageois. Il le sent plus ou moins confusément ; il y participe avec l’assurance étonnante de celui qui sait. Ses doigts commencent maintenant à exercer une certaine pression, mais, douce, naturelle, comme amicale. Puis, il s’y emploie des deux mains. de la gauche, il fait remuer le talon, le pied, les orteils, pendant que de la droite il scrute les « nerfs ». L’homme est concentré, mais sans excès, avec aisance et confiance. On sent qu’il va avec certitude, aussi calme et placide qu’il l’était tantôt sur son ânesse.
- C’est là... Ne craignez rien !...
- Vous pouvez appuyer votre pied... Essayez !... Mme Long se met debout, appuie son pied timidement, comme si elle cherchait, avec un restant de sceptique appréhension, la douleur qui la tenaille depuis plusieurs jours... Plus rien !...
- Je ne sens plus de mal aigu... A peine comme une fatigue... C’est parfait !...
- Un petit bandage maintenant pour maintenir les choses en place... Deux jours de repos, et ce sera bien fini, vous verrez...
- Et dire que le médecin...
- Les médecins ont leur compétence à eux. Ils ont longuement étudié les noms de toutes les pièces de notre mécanisme ; ils possèdent des appareils merveilleux pour voir à l’intérieur des chairs ; mais ils ne sentent pas vivre les corps sous leurs doigts. Ils traitent et soignent comme si le corps humain n’était qu’un assemblage passif et mort d’os, de muscles et de nerfs. Croyez-vous que l’essentiel soit vraiment de connaître le nom des os, et même leur composition et leur forme ? Comme si un artiste devait nécessairement être initié à la structure de son violon pour en tirer des mélodies d’une perfection surhumaine, un langage qui, bien mieux que nos pauvres mots, sait exprimer l’indicible et dévoiler l’inconnaissable et s’il suffisait au fabricant de violons de dominer les nécessités techniques pour faire vibrer son instrument comme une âme sensible et profonde ! Je promène mes doigts, et je sens vivre votre chair et votre corps : je souffre avec vous, malgré moi, et je ne me sens apaisé que lorsque je sais rétablie cette harmonie fonctionnelle dont l’aboutissant est santé. Je ne suis qu’un paysan sans grande instruction, mais j’ai beaucoup réfléchi sur les hommes et sur la vie et j’use de mon mieux, avec vénération et charité, des dons et secrets que m’a livrés mon père pour venir au secours de ceux qui souffrent. D’autres peut-être pensent mieux y parvenir par la voie de la connaissance et de la science. Mais, comme disait déjà Jésus : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père ». Sans façon, l’homme se remit à manger son quignon de pain bis, coupant de son couteau un rien de fromage : sa figure un instant illuminée reprit son masque de calme impassible, comme pour signifier philosophiquement : « Laissons faire et le temps et la vie ».
Célestin Freinet, L’éducation du travail
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